L'Espérance
Comme arrivaient les jours où il allait être enlevé, il prit la
ferme résolution de se rendre à Jérusalem 52 et il envoya devant lui des
messagers. Ceux-ci se mirent en route et entrèrent dans un village de
Samaritains, afin de faire des préparatifs pour lui. 53 Mais on ne l'accueillit
pas, parce qu'il se dirigeait vers Jérusalem. 54 Quand ils virent cela, les
disciples Jacques et Jean dirent : Seigneur, veux-tu que nous disions au feu de descendre
du ciel pour les détruire ? 55 Il se tourna vers eux et les rabroua. 56 Et
ils allèrent dans un autre village. 57 Pendant qu'ils étaient en chemin,
quelqu'un lui dit : Je te suivrai partout où tu iras. 58Jésus lui dit : Les
renards ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de
l'homme n'a pas où poser sa tête. 59 Il dit à un autre : Suis-moi. Celui-ci
répondit : Seigneur, permets-moi d'aller d'abord ensevelir mon père. 60 Il lui
dit : Laisse les morts ensevelir leurs morts ; toi, va-t'en annoncer le règne
de Dieu. 61 Un autre dit : Je te suivrai, Seigneur, mais permets-moi d'aller
d'abord prendre congé de ceux de ma maison. 62 Jésus lui dit : Quiconque met la
main à la charrue et regarde en arrière n'est pas bon pour le royaume de Dieu.
...
« Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière n’est
pas bon pour le Royaume de Dieu »
C’est sans doute la seule fois dans l’Écriture que Jésus aborde un
domaine qui relève de ses compétences professionnelles. Il parle en effet de ce
qu’il connaît professionnellement. En tant que charpentier, il confectionnait
la partie en bois des charrues et il savait qu’en appuyant plus fort sur un
mancheron que sur l’autre on faisait dévier l’instrument. Ce mouvement
provoquait un déséquilibre de la charrue qui traçait alors un sillon tordu. Le
fait de se détourner pour regarder en arrière impliquait forcément une pression
plus forte sur un mancheron que sur l’autre du fait du déhanchement que
provoquait ce mouvement. Ainsi celui qui regarde en arrière en labourant est
incapable de faire un travail correct et un sillon droit. Il doit donc rester
l’œil fixé droit devant lui sur la lisière du champ pour faire du bon travail.
Or Jésus enseigne qu’on ne peut être utile pour le Royaume de Dieu
que si on regarde en avant, car c’est l’avenir qui est important. C’est devant
nous que se tient l’avenir à construire. Ce que l’on doit construire est
forcément en face de nous. Ce qui est derrière est déjà passé et on ne peut
plus rien faire pour le changer. Jésus se désolidarise ainsi de tous ces
croyants qui croient bien faire et qui passent leur temps à se lamenter sur le
passé, sur les fautes qu’ils ont commises et surtout sur celles que les autres
ont commises. Ils insistent sur les conséquences qu’elles peuvent avoir, sur la
nécessité du repentir et de changer de sentiments et d’attitude « Laissez au
passé le soin du passé, » semble dire Jésus à ses disciples, « vous ne serez
pas jugés sur la manière dont vous vous serez lamentés sur le passé, mais sur
la manière dont vous allez participer à la construction de l’avenir »
Jésus n’ignore pas que le passé peut avoir de lourdes conséquences
sur le comportement des individus. Il sait bien que le poids de la faute est
parfois tel qu’on se refuse à pouvoir envisager de vivre normalement le futur.
Il sait bien qu’il ne suffit pas de vouloir oublier le passé pour que cela se
fasse. Il sait tout cela, c’est pourquoi il proclame très fermement le pardon
de tous les péchés sans exception. Il prétend que Dieu se charge de notre passé
pour nous permettre d’avancer vers l’avenir. Dieu se charge de gérer notre
passé et nous rend responsables du futur que nous allons construire.
Pour ceux dont le passé est trop lourd à porter, c’est à dire pour
la plupart des hommes, il leur propose d’opérer un transfert sur lui. Il décide
donc d’assumer le poids de leurs fautes jusqu’à en mourir. Pour que les amis de
Jésus puissent se sentir libérés de leur passé c’est lui qui le prend en charge
et il en meurt, mais cela n’a vraiment d’effet que si on accepte de se
déculpabiliser de son passé et de regarder vers l’avant. Ceux qui acceptent de
relever ce défi doivent entreprendre de construire avec Jésus des œuvres qui
sont porteuses de vie. Tel est le sens que Jésus dans son amour donne à sa
mort. Il voulait qu’elle soit suffisamment exemplaire pour que nous puissions
opérer sur elle nos transferts de responsabilité. La seule attitude qui nous
est demandée c’est de croire que Dieu cautionne cet acte d’amour car ce
transfert de notre culpabilité sur Jésus est pour lui la seule manière de
libérer l’avenir, afin que le passé ne pèse plus sur nous. Celui qui n’accepte
pas cela « n’est pas bon pour le Royaume de Dieu », car il ne pourra pleinement
construire son avenir que s’il est libre d’exercer à nouveau sa faculté d’agir
et d’aimer.
Quand nous saisissons les mancherons de la charrue pour tracer le
sillon de la vie que Dieu nous propose, nous devons garder les regards fixés
sur l’éternité qui se trouve à la l’orée du champ. L’avenir que nous
construisons avec Dieu est porteur de la vie qu’il promet. Il a pour but
l’amour du prochain et donc son mieux être. Ainsi nous sommes destinés à
avancer sereinement à la rencontre d’un avenir heureux habité par Dieu.
Mais tout cela relève d’une utopie apparemment irréalisable,
sommes-nous amenés à penser en regardant évoluer notre société. Chacun sait que
les outils dont nous nous servons pour construire l’avenir sont le produit du
passé. C’est avec des idées mille fois répétées et réactualisées que nous
forgeons les idées nouvelles. Nous nous appuyons aussi sur des principes acquis,
qui ont fait leurs preuves dans le passé pour entreprendre ce que nous
construisons, si bien que nous puisons la nouveauté de nos entreprises sur le
passé qui nous les a transmises..
De tout temps, les hommes ont construit le futur en rivalisant entre
eux, si bien que les termes d’amour et de fraternité que nous empruntons à
l’Évangile et que Jésus nous propose comme les éléments nouveaux pour édifier
son Royaume semblent parfaitement obsolètes en matière de projets d’avenir. Ces
termes ne semblent pas devoir être retenus par ceux qui font des projets
sérieux. La compétitivité devient l’idée force pour entreprendre des projets
porteurs.
Quand on se présente devant un employeur, comment ne pas faire
valoir ses capacités à faire mieux que les autres ? Comment ne pas faire état
de ce que l’on a réussi par le passé ? Notre vie entière est organisée en
fonction des expériences que la vie nous a apprises et ce sont les expériences
du passé qui nous apprennent à ne pas trébucher à nouveau. Tout cela est plein
de bon sens et Jésus ne le contesterait sans doute pas, mais ce qu’il nous
demande d’intégrer, c’est une autre manière de voir les choses que nous
appelons l’espérance.
L’espérance nous demande de refuser de croire que l’avenir sera la
répétition du passé avec ses mêmes échecs, ses mêmes contraintes, ses mêmes
rivalités, et que les générations futures serons dominées de la même manière
que celles du passé par les castes privilégiées de ceux qui sont plus chanceux
et plus intelligents que les autres. L’espérance nous invite à croire que
l’indifférence au sort des autres ne sera pas toujours la règle générale et que
les méchants et les égoïstes ne seront pas toujours les plus nombreux.
L’espérance consiste à croire qu’à force de se déverser sur le
monde, l’amour, tel que Jésus nous l’a enseigné, finira bien par triompher.
L’espérance consiste à regarder tout ce qui se fait et tout ce qui s’entreprend
avec optimisme parce qu’une partie des hommes qui les mettent en œuvre est
habitée par l’esprit de Dieu et que cette puissance de Dieu qui est en eux
finira par influencer ce sur quoi ils agissent.
Plus le nombre des humains augmente sur notre planète, plus le
nombre de ceux qui sont habités par l’esprit de Dieu augmente, si bien que nous
devons renoncer à croire à la fatalité selon laquelle le côté négatif des
choses sera toujours plus efficace que le côté positif, car si cela était vrai,
il y a longtemps que l’humanité aurait cessé d’exister.
Si Dieu ne se voit pas dans des actions qui sont sensées
manifester sa toute puissance, la présence de Dieu se voit dans l’acharnement
que l’humanité exerce sur elle-même pour résister à toutes les forces mauvaises
qui ne réussissent pas à l’entraîner vers sa perte. ainsi, celui qui est habité
par l’esprit que Dieu met lui en peut-il saisir vigoureusement les mancherons
de la charrue.
Il sait que les expériences de son passé ne peuvent servir qu’à
lui permettre de regarder l’avenir avec intérêt. Il sait aussi, qu’en dépit des
apparences, Dieu agit au cœur de l’humanité, pour que chaque jour, des humains
souvent invisibles et anonymes soient visités par son esprit et se mettent à
faire ce qu’il souhaite qu’ils fassent. Dieu s’appuie sur des gens qui
construisent leur avenir en mettant en pratique toutes les dimensions du Royaume
dont Jésus a ébauché les contours dans son Évangile. Ils croient qu’il se
réalisera un jour par les mains entreprenantes de tant d’hommes et de femmes
dont nous sommes.
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