1 Il disait aussi aux disciples : Un homme riche avait
un intendant ; celui-ci fut accusé de dilapider ses biens. 2 Il l'appela et lui
dit : Qu'est-ce que j'entends dire de toi ? Rends compte de ton intendance, car
tu ne pourras plus être mon intendant. 3 L'intendant se dit : Que vais-je
faire, puisque mon maître me retire l'intendance ? Bêcher ? Je n'en aurais pas
la force. Mendier ? J'aurais honte. 4 Je sais ce que je vais faire, pour qu'il
y ait des gens qui m'accueillent chez eux quand je serai relevé de mon
intendance.
5 Alors il fit appeler chacun des débiteurs de son
maître ; il dit au premier : Combien dois-tu à mon maître ? 6— Cent baths
d'huile, répondit-il. Et il lui dit : Prends ton billet, assieds-toi vite,
écris : cinquante. 7 Il dit ensuite à un autre : Et toi, combien dois-tu ? —
Cent kors de blé, répondit-il. Et il lui dit : Prends ton billet et écris :
Quatre-vingts. 8 Le maître félicita l'intendant injuste, parce qu'il avait agi
en homme avisé. Car les gens de ce monde sont plus avisés dans leurs rapports à
leurs semblables que les fils de la lumière.
9 Eh bien, moi, je vous dis : Faites-vous des amis avec le Mammon de l'injustice, pour que, quand il fera défaut, ils vous accueillent dans les demeures éternelles. 10 Celui qui est digne de confiance dans une petite affaire est aussi digne de confiance dans une grande, et celui qui est injuste dans une petite affaire est aussi injuste dans une grande. 11 Si donc vous n'avez pas été dignes de confiance avec le Mamon injuste, qui vous confiera le bien véritable ? 12 Et si vous n'avez pas été dignes de confiance pour ce qui appartenait à quelqu'un d'autre, qui vous donnera votre propre bien ? 13 Aucun domestique ne peut être esclave de deux maîtres. En effet, ou bien il détestera l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez être esclaves de Dieu et de Mamon.
C’est l’argent qui pourrit le monde disent les uns, ou
c’est l’argent qui est le nerf de la guerre disent les autres. Ce n’est pas
nouveau, cela date depuis toujours, mais une fois que l’on a dit cela, à part
quelques exceptions, nous ne pouvons pas nous empêcher d’avoir besoin d’argent
et de nous en servir. Nous jugeons la réussite des uns et des autres à l’argent
qu’ils gagnent. Ce n’est sans doute pas le seul critère retenu, mais c’est quand
même un critère de référence.
L’argent joue un rôle dans nos comportements de
société parce qu’il a sa place de partout. Les peuples et les gens ont des
comportements différents suivant la manière dont ils en parlent. Les Européens
quant à eux sont discrets, voire même secrets sur leurs avoirs financiers,
quant aux Américains, ils les étalent. Dans nos églises protestantes de France
on utilise des aumônières plutôt discrètes pour récolter les offrandes si bien
que personne ne sait ce que son voisin a donné. Cette manière de faire amuse
les visiteurs qui ne sont pas habitués à nos méthodes. Ils ont l’habitude pour
leur part des paniers ou des plateaux qui rendent visibles les offrandes pour
susciter la générosité. Mais passons, quelle que soit la manière de récolter la
participation de chacun, nous
solennisons notre action au point d’en faire un acte liturgique, L’offrande
recueillie trouve sa place sur la table sainte en compagnie de la Bible. C’est dire la place que prend l’argent même
dans nos communautés.
Pourtant,
depuis l’origine de l’Eglise la tradition veut que l'on considère l’absence
d’argent comme une vertu. Paul, pour sa part se faisait un honneur de ne devoir
rien à personne. Il était fier de travailler de ses mains pour gagner sa
nourriture. Dans les communautés monastiques on fait vœu de pauvreté croyant
pieusement imiter Jésus qui apparemment vivait d’aumônes. C’est à cause de cela
que l’on a pris l’habitude de considérer qu’il était pauvre et que la pauvreté
était une vertu. Cependant, Jésus mangeait chez les riches et se faisait
entretenir par les dames de la haute société, dont Suzanne entre autres, femme
de l’intendant d’Hérode.
Quoi qu’on en dise, on a apparemment pris l’habitude
d’être discrets sur les questions d’argent. Pourtant le texte de ce jour nous
laisse entendre un autre son de cloche. Jésus une fois de plus nous surprend.
Il semble approuver le comportement sordide d’un homme malhonnête qui entraîne
ses semblables à détourner des fonds qui ne leur appartiennent pas.
Quelques remarques de bons sens s’imposent :
- pour inventer une telle histoire, il faut que Jésus
ait eu une piètre idée du niveau moral de ses semblables.
- aucun des deux débiteurs de la parabole n’a un
sursaut d’honnêteté en entendant les propositions de l’intendant. Ils entrent
tous les deux dans la magouille et la tromperie, sans discuter.
- On ne nous signale aucune réaction d’indignation ou
de surprise parmi les auditeurs de Jésus, pas même dans les rangs des apôtres,
Il semble que nous assistions à un consensus général qui n’est pas à l’honneur
de la société de ce temps.
Quoi qu’il en soit Jésus éprouve des réserves quant au
comportement des meilleurs parmi ses compatriotes qu’il appelle des «fils de
lumière ». Il faut sans doute voir là une remarque que fait Jésus à l’égard des
Esséniens, les gens de Qumran. Ils vivaient en confréries à l' écart des
autres. Ils faisaient vœu de chasteté et de pauvreté pour aider Dieu,
pensaient-ils à hâter la fin des temps. Même à ces gens-là, Jésus semble
reprocher d’avoir une mauvaise attitude à l’égard de l’argent alors que notre
intendant indélicat trouve grâce à ses yeux.
En effet, ce monsieur dispose des biens de son patron
pour se faire des copains. L’argent est devenu dans ses mains un moyen pratique
dont la seule utilité est de s’assurer l’amitié de gens qui ne seraient pas
enclins à le devenir. Au cas où son patron le traînerait devant les tribunaux,
il s’assure ainsi la complicité nécessaire requise par la loi, de deux témoins
qui ont intérêt à l’innocenter. Sa démarche à leur égard est donc loin d’être
innocente.
Jésus ne donne à l’argent aucune autre valeur que
celle d’être un moyen d’échange entre les humains, mais qu’on ne s’y méprenne
pas il le qualifie en même temps d’ «injuste. » Pour l’instant, Jésus constate
que l’intendant s’en est servi comme d’un moyen mis à sa disposition pour se
sortir d’un mauvais pas. Il avait pourtant d’autres choix à sa disposition mais
il les récuse : il ne voulait pas manier la bêche parce que ça fatigue, il ne
voulait pas avoir recours à la mendicité, parce que c’est dégradant. Alors, il
utilise ce qu’il a à sa disposition pour se sortir de cette situation délicate:
l’argent des autres.
Que cet argent ne lui appartienne pas n’a aucune
importance pour lui, ce n’est qu’un instrument qui pour le moment est à sa
disposition pour établir de bonnes relations et se maintenir en vie. On ne voit
quand même pas très bien où Jésus veut en venir. Il nous apprend que l’argent
est un outil, mais on ne comprend pas comment cet outil, malhonnêtement utilisé
par un homme indélicat peut nous servir et nous aider à comprendre les choses.
Le procédé manque pour le moins de rigueur morale, mais Jésus n’en a cure et il
continue à parler de l’argent, mais cette fois-ci il s’exprime en lui mettant un
A majuscule.
Il lui donne un nom, que les traductions n’ont pas
toujours respecté. Il l’appelle Mammon, «ce sur quoi on peut compter » C’est là
où est le nœud du problème. Nous, à la différence de l’intendant mal honnête,
nous lui accordons une valeur intrinsèque, nous considérons que celui qui en
possède a du pouvoir, et se trouve élevé au rang de maître. C’est sa possession
croyons-nous qui donne le pouvoir aux uns et son absence qui rend les autres
dépendants et qui en fait des esclaves.
Nos sociétés l’ont divinisé en lui accordant un
pouvoir qui supplante même celui que l’on accorde à Dieu. Contrairement à Dieu
il ne sert pas à unir les gens, mais à les diviser, il crée des ruptures entre
les hommes alors qu’il devrait les unir. Le monsieur malhonnête de notre
histoire l’utilise, lui, pour créer un lien qui unit des gens entre eux. Il
sait bien qu’il est perdu et il ne peut s’en sortir sans se faire des amis,
c’est pourquoi il détourne de l’argent pour en faire profiter les autres. Il
aurait pu l’utiliser autrement, mais non, il trouve plus profitable de
l’utiliser pour établir des relations d’amitiés, amitiés douteuses, il va s’en
dire, mais amitiés quand même avec des hommes. Il n’est plus alors dépendant de
l’argent mais de l’amitié des autres. Il redonne ainsi, sans le savoir sa vraie
valeur à l’argent. Il devient un instrument qui fait vivre en réunissant les
hommes entre eux.
L’argent est ici un instrument de vie pour lui et pour
ses complices. Quant à nous, les gens honnêtes, nous en avons fait une idole
que Jésus qualifie d’ « injuste », c’est à dire de suspecte. Il est dangereux
de le manipuler sans précaution et de l’utiliser sans tenir compte de sa vraie
fonction. C’est pourquoi il faut le manipuler avec sagesse. Sa vraie fonction,
selon Jésus est la même que celle de tous les instruments, il doit servir à
établir des liens d’amitié entre les humains. Si nous ne l’utilisons pas dans
ce sens, c’est lui qui prendra le pouvoir sur nous. Il deviendra une contre
divinité qui nous opposera aux autres au lieu de nous rapprocher d’eux, c’est
en cela qu’il est mauvais. C’est pourquoi, Jésus en le traitant de Mammon, dit
qu’il est injuste.
Malgré l’usage malhonnête qu’en fait l’intendant de la
parabole il procède quand même d’une démarche plus saine, quoi qu’on en dise,
que celle qu’utilisent les gens « honnêtes »,
même si la morale n’y trouve
pas son compte. S’il ne nous appartient pas de donner des leçons de morale aux
autres, il nous appartient, dans la mesure du possible de nous approprier la
joyeuse démarche de Jésus par rapport à l’argent. Il a su vivre dans
l’abondance, quand son entourage le lui permettait et il n’en a rien gardé.
L’abondance, nous l’avons ! Comment allons-nous la gérer pour que nous n’en
soyons pas dépendants et que les autres en profitent ? C’est hélas une des
questions, si non la question posée par la crise ouverte depuis quelques mois.
Illustrations Van Reymerselwael 1490-1577 L'usurier et sa femme - Munich
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire